Retracer l’émergence de l’épidémie de sida
Une femme infectée par le VIH, dans une clinique de Rangoun, en Birmanie. AP/GEMUNU AMARASINGHE
Il ne s’agit plus de simples soupçons, mais d’une démonstration irréfutable. Bien que certains persistent à réviser l’histoire du sida et à lui attribuer une autre origine que le virus de l’immunodéficience humaine (VIH), une équipe internationale de chercheurs a réussi, grâce à des preuves scientifiques, à retracer de manière chronologique et géographique les origines de l’épidémie de sida. Ils ont ainsi démontré sa propagation lente à partir de l’actuelle République démocratique du Congo et de sa capitale, Kinshasa, dès les années 1920, principalement par le biais du réseau ferroviaire. Les recherches menées par Nuno Faria et ses collègues ont été publiées le vendredi 3 octobre dans la revue Science.
Les premières manifestations du sida
La première mention de cas de sida remonte à 1981, et l’identification du VIH de type 1 (VIH-1, le plus répandu dans le monde) a été réalisée en 1983. L’origine géographique de cette pandémie a été localisée en Afrique centrale, plus précisément dans l’ancien Congo belge, qui est aujourd’hui la République démocratique du Congo. Il était évident que le VIH était une forme de virus qui avait évolué à partir d’un virus présent chez les singes, transmis à l’homme et sorti de la forêt. Cependant, de nombreux aspects du début de l’épidémie restaient encore flous.
L’analyse d’échantillons de VIH
Pour éclaircir ces zones d’ombre, une équipe de chercheurs européens et nord-américains a étudié les séquences génétiques de plusieurs centaines d’échantillons de VIH-1 prélevés en ex-Congo belge ainsi que dans les pays voisins tout au long du XXe siècle. Ces échantillons étaient conservés dans le Laboratoire national de Los Alamos, au Nouveau-Mexique. Cette étude a permis de remonter dans le temps en observant l’apparition des mutations du virus et de les corréler avec les lieux géographiques. Les résultats ont été confrontés à l’histoire des activités humaines dans ces régions afin de comprendre les circonstances favorisant la propagation de l’épidémie.
Infographie “Le Monde”
“Nous avons reconstitué le puzzle afin de déterminer où et quand le virus a fait la transition entre son réservoir animal et l’homme”, explique Martine Peeters, virologue à l’unité multidisciplinaire UMI 233 de l’Institut de recherche pour le développement (Montpellier) et co-auteure de l’article. Il est probable que cette transmission du singe à l’homme se soit produite à plusieurs reprises sans déclencher d’épidémie, le virus restant confiné dans la forêt. Cependant, à un certain moment, le virus s’est trouvé au bon endroit et au bon moment, ce qui a marqué le début de l’épidémie.
Les origines géographiques de l’épidémie
En réalité, la souche à l’origine de la pandémie provenait de chimpanzés vivant dans le sud-est du Cameroun. Aux alentours de 1920, un individu infecté (probablement par la consommation de viande de brousse ou par une blessure lors d’une chasse) a voyagé jusqu’à Kinshasa, qui allait devenir le foyer de l’épidémie. L’étude des archives coloniales a révélé l’existence d’intenses échanges commerciaux entre ces deux régions, en particulier pour le commerce de l’ivoire et du caoutchouc.
L’expansion du sida grâce aux transports
De 1920 à 1950, l’urbanisation et les transports, en particulier le réseau ferroviaire, ont connu un développement rapide, notamment grâce à l’industrie minière. Kinshasa est devenue une plaque tournante de cette expansion. En 1937, l’ancêtre du VIH-1 pandémique a commencé à être détecté à Brazzaville, la capitale de l’ancienne colonie française du Congo, située à 6 kilomètres de Kinshasa, de l’autre côté du fleuve Congo. À la même époque, le virus s’est propagé dans d’autres grandes villes de la République démocratique du Congo, situées au sud-est de Kinshasa. Tout d’abord, Lubumbashi, malgré sa distance, puis, environ deux ans plus tard, Mbuji-Mayi, en suivant le tracé du chemin de fer. Cette ligne de chemin de fer, empruntée par plus de trois cent mille personnes par an en 1922, transportait plus d’un million de personnes en 1948. Au cours de la décennie suivante, le virus s’est répandu à Bwamanda et Kisangani, dans le nord-est du pays, par le biais des voies fluviales.
La gare de Dolisie, en République du Congo (Congo-Brazzaville), en 1967. ALAIN DESSIER / IRD
Les activités humaines, la migration, le développement de la prostitution et l’utilisation d’injections pour les traitements contre les infections sexuellement transmissibles avec du matériel non stérile (seringues et aiguilles réutilisées pour plusieurs personnes) ont joué un rôle majeur dans l’amplification de l’épidémie naissante.
La propagation mondiale du virus
La présence d’Haïtiens venus travailler au Congo-Kinshasa, qui venait d’accéder à l’indépendance en 1960, explique que certains d’entre eux aient importé le virus dans leur pays lors de leur retour, vers 1964. À partir de là, le virus s’est répandu aux États-Unis, tandis qu’en parallèle, il se propageait également dans d’autres pays d’Afrique subsaharienne. La suite est connue. Le virus a infecté 75 millions de personnes à travers le monde et a causé la mort de 36 millions d’individus.
Les chercheurs ont confirmé la prédominance du VIH-1 du groupe M (majoritaire) dans l’épidémie, par rapport au groupe O. “Un virus qui passe de l’animal à l’homme doit être capable de s’adapter à son nouvel hôte”, explique Martine Peeters. “Le VIH-1 du groupe M devait posséder des caractéristiques favorables à cette adaptation.” Une fois adapté, le virus doit être capable de se reproduire chez l’hôte et de se transmettre à d’autres individus, faute de quoi une épidémie ne peut se développer.
La reconstitution de l’itinéraire chronologique de ce virus qui a émergé de la forêt, s’est transmis de l’animal à l’homme et a ensuite provoqué une épidémie, revêt une importance particulière alors que l’épidémie d’Ebola se propage et fait des ravages en Afrique de l’Ouest. “Il y a des parallèles entre ces deux épidémies”, souligne Martine Peeters, “mais personne ne s’attendait à ce que le virus Ebola se propage aussi rapidement, beaucoup plus rapidement que le VIH. Il est vrai que les modes de transmission sont différents, le virus Ebola étant plus facilement transmissible, et que l’incubation est nettement plus courte que celle du VIH.”
Le VIH a mis soixante ans pour devenir une épidémie mondiale, tandis que le virus Ebola n’a mis que quarante ans.