Imaginez-vous jouer à Far Cry 5 sans vous ruiner ? Sorti en 2018 par Ubisoft, ce jeu vidéo (version dématérialisée, sans CD ni boîte) coûte 60 euros sur les plateformes en ligne populaires Steam et GamersGate. Un peu cher, n’est-ce pas ? Mais pas de soucis, sur G2A, vous pouvez vous procurer une clé Uplay pour seulement 14 euros, sur Instant-Gaming et Mmoga pour 12 euros, ou encore sur Kinguin, Eneba et Gamivo pour 11 euros. Une économie de 50 euros, c’est une aubaine, n’est-ce pas ?
Mais comment expliquer une telle différence de prix sur ces sites “hard discount” ? Est-ce légal ? Y a-t-il des risques à acheter sur ces plateformes ? Qu’y a-t-il derrière tout cela ? En réalité, ce que font Instant-Gaming, Mmoga, Gamivo et G2A est tout à fait “légal” (même si ce n’est pas forcément éthique). Ces plateformes vendent des “jeux d’occasion” sous forme de clés d’activation, des codes uniques permettant de télécharger le jeu sur son ordinateur ou sa console. Il ne s’agit pas de clés déjà utilisées, mais bien de clés “neuves”, jamais activées.
Le monde parallèle du Grey Market
Le modèle de ces plateformes porte un nom : le “Grey market”. Il s’agit d’un marché parallèle qui cause évidemment des problèmes aux éditeurs de jeux vidéo, mais ces derniers ne peuvent pas lutter légalement contre cela. En effet, les droits de distribution de l’auteur d’un logiciel s’arrêtent après la vente. Cela signifie que si un jeu vidéo n’a jamais été installé par son acheteur, ce dernier peut revendre sa clé d’activation sans l’accord de l’éditeur. Il ne s’agit pas de jeux “d’occasion” au sens traditionnel, mais bien de clés “neuves”, jamais utilisées.
Il y a deux cas de figure. D’une part, des “magasins de clés” comme Instant-Gaming ou Mmoga achètent ces clés à des grossistes situés dans des pays où les coûts des licences sont plus faibles, comme la Pologne ou la Russie. Ils les revendent ensuite à l’unité, moins cher que les prix “officiels” en Europe de l’Ouest. Les clés provenaient à l’origine des boîtes physiques des jeux, mais ont été récupérées par des grossistes polonais ou russes, puis revendues aux plateformes “hard discount”.
D’autre part, des sites comme G2A, Kinguin, Eneba et Gamivo sont des “marketplaces”, mettant en relation des vendeurs (souvent des particuliers) avec des acheteurs à la recherche du prix le plus bas possible. Les particuliers se procurent eux-mêmes les clés de toutes les façons possibles.
Des particuliers experts dans le trafic de clés
Ces revendeurs-acheteurs sont souvent spécialisés dans l’achat en masse de clés pendant les soldes sur Steam ou GamersGate, qu’ils revendent ensuite à l’unité avec une marge plus élevée.
Cependant, des revendeurs plus malveillants se procurent ces clés de manière illicite. Ils peuvent les acheter en utilisant des cartes bancaires piratées sur les boutiques officielles des éditeurs ou sur Steam. Ils les revendent ensuite rapidement sur des plateformes comme G2A ou Kinguin à des acheteurs qui ne soupçonnent rien, profitant du temps nécessaire pour détecter la fraude.
Si tout cela est légal en théorie, l’achat de clés d’activation sur ces plateformes de gaming à bas prix n’est pas sans risque. Vous pourriez vous retrouver avec des codes inutilisables. C’est pourquoi G2A et Kinguin proposent une “assurance premium” lors de l’achat d’un jeu d’occasion, vous permettant d’être remboursé en cas de problème ou de recevoir une nouvelle clé si la précédente a été désactivée.
Les paradis fiscaux : la clé du succès
Toutes ces plateformes du Grey Market ont un point commun : elles sont basées dans des paradis fiscaux ou des pays à la fiscalité avantageuse. G2A et Kinguin, par exemple, ont établi leurs quartiers généraux à Hong Kong, tout comme Mmoga. Instant-Gaming, quant à elle, s’est installée aux Émirats arabes unis depuis son rachat par “Aliasing DMCC”. Gamivo est basée à Malte, récemment critiquée pour son opacité fiscale, et Eneba est située en Lituanie, attirée par les incitations fiscales et les coûts de main-d’œuvre peu élevés.
Tous ces avantages permettent à ces entreprises d’offrir des réductions incroyables qui font leur fortune. G2A, par exemple, compte plus de 11 millions de visiteurs par mois et réalise 17 000 transactions par jour. Le chiffre d’affaires global du marché gris est estimé à environ un milliard d’euros, soit un tiers des ventes annuelles de Steam.
Ces plateformes connaissent un succès grandissant, en particulier depuis le début de la crise du Covid-19. Gamivo a enregistré 2 millions de visiteurs supplémentaires entre le deuxième confinement d’octobre 2020 et janvier 2021. La plateforme, qui casse encore plus les prix que G2A, propose désormais un programme “VIP” pour ses abonnés, offrant des prix encore plus bas avec Gamivo Start.
La contre-attaque des éditeurs
Ce marché gris agite le monde du jeu vidéo, mais ne pousse pas Steam ou GamersGate, les plateformes officielles, à réagir. Pourtant, elles pourraient facilement empêcher leurs clés d’être volées, par exemple en mettant fin aux soldes ou en rendant obligatoire le verrouillage des jeux par région. Mais pour l’instant, ces sites populaires préfèrent laisser les millions de joueurs décider et ne semblent pas s’inquiéter de perdre des millions de dollars au fil du temps.
Les développeurs et éditeurs, en revanche, ne voient pas cette situation d’un bon œil. Certains préfèrent même que vous piratiez leur jeu plutôt que de l’acheter sur G2A. En 2019, Mike Rose, fondateur de l’éditeur No More Robots, a lancé une pétition pour demander à G2A de retirer tous les jeux indépendants de sa plateforme, dénonçant la vente frauduleuse de clés. Plus de 6500 développeurs ont signé cette pétition. G2A s’est excusée et a promis de rembourser dix fois plus les développeurs dont les jeux auraient été victimes d’achats avec des cartes de crédit volées.
Chez Ubisoft, plutôt que de lutter contre le système des clés d’activation, l’éditeur français a choisi de créer un autre système. En partenariat avec Genba, une société britannique spécialisée dans la distribution, Ubisoft prévoit de ne plus distribuer de jeux par le biais de codes, mais plutôt via un système d’activation de “clés silencieuses”. Ces clés ne pourront être activées que sur la plateforme officielle d’Ubisoft, Uplay / Ubisoft Connect. Il faudra donc se connecter à la boutique officielle de l’éditeur pour obtenir des jeux, sans que les codes de téléchargement soient transmis à l’acheteur ou au vendeur.
En conclusion, le marché gris du gaming à petit prix est en pleine expansion grâce à ces plateformes “hard discount”. Si cela peut sembler une bonne affaire pour les joueurs, il faut garder à l’esprit qu’il y a des risques, notamment lorsqu’il s’agit d’acheter des clés d’activation. Il est essentiel de rester vigilant et de se tourner, si possible, vers les plateformes officielles pour soutenir les développeurs et les éditeurs.