Au cœur d’un débat intéressant entre lecteurs fin juillet sur la confrontation entre la distribution traditionnelle et les sites de vente de pièces en ligne, une information a été lâchée : “Le garage peut avoir son propre code Naf/APE pour le “commerce de détail d’équipements automobiles” avec une telle facilité qu’il devient distributeur de pièces sans l’être et sera donc livré par les plateformes (dans de nombreuses villes, c’est le cas)”. Intrigués par cette révélation, nous avons décidé d’enquêter.
Toulouse : pas aussi rose qu’il n’y paraît…
Cette approche semble compréhensible dans l’absolu : le changement du code 4520A ou B (entretien et réparation de véhicules automobiles légers) en code 4532Z permet d’accéder à une remise directe de 80% auprès de la plateforme, au lieu des habituels 45% chez le distributeur. En achetant mieux, le “réparateur-détaillant” améliore mécaniquement sa rentabilité. C’est le cas notamment dans le département 31 et plus particulièrement à Toulouse, où la sur-représentation des plateformes semble avoir boosté cette tendance. En observant l’évolution du chiffre d’affaires de certains de ces “réparateurs-mutants” en Haute-Garonne sur le site “Infogreffe.fr”, on constate des bonds impressionnants d’une année à l’autre : de près de 210 000 € en 2012 à environ 280 000 € en 2013 pour l’un, de 400 000 € à plus de 500 000 € sur la même période pour un autre… C’est presque miraculeux dans un marché général des entrées-atelier qui n’est pourtant pas très porteur. Certains groupements de distribution doivent même en sourire jaune : en fouillant un peu, on trouve en Haute-Garonne des “réparateurs 4532Z” même parmi les adhérents de leurs réseaux de réparateurs animés par leurs distributeurs.
L’hypocrisie douce
On l’a compris : si le réparateur peut ainsi améliorer sa rentabilité, il n’est pas le seul. On sait déjà que les trop nombreuses plateformes peinent à survivre. Pour l’instant, seules quelques-unes semblent avoir franchi le pas pour atteindre directement les réparateurs. Mais pourquoi s’en priveraient-elles durablement, puisqu’elles ne sont pas réellement coupables de quoi que ce soit ? Ce sont en réalité ces “réparateurs-mutants” qui déjouent les distributeurs en utilisant le code APE. Quand l’opportunité se présente, difficile de ne pas la saisir. Surtout lorsque certains concurrents en profitent déjà en toute impunité… Nous nous trouvons ici dans une douce hypocrisie : la plateforme sait à qui elle vend, et le réparateur ne se déguise pas en grossiste pour tromper la plateforme. Mais grâce au code APE 4532Z, la conformité est respectée. Évidemment, le réparateur qui change de code APE pour “tromper” son distributeur oublie un peu vite les autres avantages dont il bénéficie : l’accompagnement technique, les livraisons gratuites, les stocks, le personnel compétent, les services en back-office, l’animation commerciale, les formations, etc.
Une histoire déjà ancienne…
Mais peut-on vraiment blâmer le réparateur ? Car le déséquilibre concurrentiel entre le code 4520A et son voisin le code 4532Z mérite également d’être examiné. En outre, il faut admettre que les MRA traditionnels qui se ré-enregistrent en tant que 4532Z ne sont pas les seuls à le faire. Cette pratique est répandue depuis longtemps. On constate par exemple que tous les centres auto filiales de Norauto bénéficient du code 4532Z, de même qu’une grande partie des 123 centres Feu Vert filiales. Bien entendu, cela se justifie par la présence de rayonnages de pièces ; mais ces centres sont aussi des concurrents réparateurs. Ce n’est pas tout : tandis que les centres filiales de Speedy restent sagement classés dans la catégorie 4520A, une partie des centres Midas émergent également sous le code 4532Z. Il en va de même pour de nombreux autres réparateurs agréés. En d’autres termes, le ver est déjà dans le fruit… Autre constat encore plus préoccupant : en cherchant le code 4532Z dans plusieurs départements via le site “societe.com”, on identifie rapidement de nombreuses micro-entreprises qui se sont créées ces trois dernières années sous ce code APE, toutes à leur nom. Parmi elles, on trouve certes des artisans classiques, mais aussi – et surtout – des auto-entrepreneurs qui ont sans doute compris où trouver des pièces moins chères…
L’INSEE ne détaille pas…
Comment, dans ce cas, quantifier précisément le phénomène et distinguer ceux qui ont reçu initialement le code APE 4532Z de ceux qui l’ont volontairement changé ? C’est impossible, car l’INSEE ne conserve pas en mémoire les changements de code APE au fil du temps. Cependant, un indice apparaît dans la dernière publication de la Branche des Services de l’Automobile. On y constate une augmentation significative des entreprises utilisant le code 4532Z. Pendant que les entreprises sous les codes APE 4520A et 4520B progressaient d’un peu moins de 6,7% (de 40 884 en 2010 à 43 618 en 2012), celles relevant du code 4532Z ont bondi d’environ 14% (de 4 427 à 5 043) ! Et cette croissance s’est accélérée exponentiellement : à peine plus de 200 nouvelles entreprises entre 2010 et 2011, puis près de 400 entre 2011 et 2012. Les chiffres de 2013 et 2014 permettront de voir comment cette tendance a évolué depuis. Mais il est indéniable que les temps ont changé : entre 2007 et 2009 – année de création du statut d’auto-entrepreneur – la croissance des “4532Z” était de seulement 5%, tandis que les “4520A et B” affichaient une progression similaire de 6%.
Facile d’accès
Une chose est certaine : si le réparateur le souhaite, il peut facilement se qualifier de “détaillant” de pièces automobile en effectuant une simple acrobatie sémantique. En effet, le changement de code APE doit simplement être justifié en pourcentage de l’activité. Le réparateur qui se concentre uniquement sur l’entretien et la réparation n’aurait donc aucune difficulté à démontrer que la vente de pièces représente la majeure partie de son chiffre d’affaires. Surtout à une époque où les taux horaires restent bas tandis que le prix des pièces augmente lentement mais sûrement, sous l’effet de la technologie pour les uns et du monopole pour les autres. De plus, le coût du changement de code APE est généralement peu élevé, rarement supérieur à 500 €. Pourquoi un auto-entrepreneur, dont les taux horaires sont très bas, ne se concentrerait-il pas sur les pièces, qui représentent d’office la majorité de son chiffre d’affaires ? L’INSEE est-il coupable de faciliter ce changement de code ou l’accès à ce code incriminé ? Pas vraiment. Ses fonctions sont uniquement de produire des statistiques aussi précises que possible, et non de contrôler l’activité réelle des entreprises.
Vers de grands déséquilibres ?
Pour l’instant, les “4532Z” ne représentent qu’un peu plus de 10% des “4520A et B” à l’échelle nationale. De plus, tous ne sont pas des “réparateurs déguisés”. Cependant, si ce phénomène de mutation se répand dans l’entretien et la réparation automobile, notamment grâce à la prolifération des auto-entrepreneurs, cela pourrait avoir des conséquences redoutables. Dans les régions où ces “réparateurs-mutants” se multiplient, qu’ils soient établis ou auto-entrepreneurs récents, c’est tout l’équilibre du marché traditionnel qui est remis en question, que ce soit effectivement ou potentiellement. Si le réparateur s’en sort mieux financièrement, le chiffre d’affaires réalisé historiquement avec son ou ses distributeurs-stockistes diminuera en conséquence. La logique du marché est alors remise en question : la plateforme, qui vend à tous les ateliers, devient de facto un concurrent direct du distributeur. Dans un climat de méfiance historique entre la distribution traditionnelle et les plateformes, cette situation ne fait qu’aggraver la guerre froide déjà existante. Cette guerre froide peut potentiellement causer des dommages collatéraux aux équipementiers qui fournissent ces plateformes commercialement “ambidextres”. On peut facilement imaginer les menaces proférées par le distributeur traditionnel à l’encontre de l’équipementier : “Arrête de fournir cette plateforme fourbe, sinon tu seras blacklisté par moi et mes concurrents locaux qui, à cette occasion, s’uniront contre toi”. La majorité des plateformes ne franchit pas ou seulement marginalement le cap du “réparateur 4532Z”. Elles savent qu’en agissant ainsi, elles risqueraient de lâcher la proie bien réelle du client-distributeur pour s’aventurer dans l’incertitude des réparateurs. Mais combien de temps cela durera-t-il, surtout si elles n’ont plus rien à perdre économiquement ?
La Feda veut réagir
Dans ce contexte préoccupant identifié par la Feda, la fédération des distributeurs indépendants de pièces, le ton est sans équivoque : “Ce phénomène n’est peut-être pas encore très répandu, mais il prend suffisamment d’ampleur pour nous interroger sur la concurrence indirecte des plateformes qui s’immiscent dans ce système”, souligne Yves Riou, secrétaire général de la Feda. “Il s’agit d’une concurrence déloyale avérée qui justifie notre demande d’enquête auprès des DIRECCTE (les relais de la DGCCRF, c’est-à-dire les “Directions Régionales des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l’Emploi”)”. Mais au vu de ce que nous avons constaté, les plateformes apparaissent davantage comme un symptôme que comme l’origine d’une maladie. Si cette “4532Z-isation” se répand dans le secteur de l’entretien et de la réparation automobile telle un virus réveillé par les auto-entrepreneurs, il faudra probablement revoir tout le système pour clarifier les positions de chacun et réguler la concurrence entre les acteurs. Car si tous les types de réparateurs se tournent vers ce circuit court, cela créera un court-circuit certain. Affaire à suivre…