Le Porajmos français : Les Roms, les Manouches et les Sinti dans le camp de concentration de Montreuil-Bellay pendant la Seconde Guerre mondiale

The French  Porajmos: Roma, Romani, Yenish, Manouche, and Sinti People in the WWII Concentration Camp of Montreuil-Bellay, France

L’expérience génocidaire du Pořajmos est un cas central pour étudier les échecs des politiques de réparation des populations ségréguées. La brutalité du Pořajmos (un mot romani signifiant “dévorer”) – la période entre 1939 et 1945 pendant laquelle les Roms, les Manouches et les Sinti ont été persécutés et tués à travers l’Europe – est souvent négligée en France en raison des préjugés persistants du gouvernement et de la société française. Aborder ce sujet nécessite une grande sensibilité, notamment lorsqu’on considère la reconnaissance comparative de la victimisation en Europe pendant la période de l’Allemagne nazie et les efforts et choix ultérieurs visant à accorder une réparation et une compensation à certaines communautés après la guerre, comme le Pořajmos, la Shoah ou les prisonniers du triangle rose. Pourtant, en pensant à cette communauté dans la France contemporaine, nous sommes confrontés à l’impossibilité d’une tentative authentique de réparation de la part du gouvernement lorsque les réseaux politiques et interculturels de cette communauté sont dépassés par une administration qui continue de déporter les personnes qu’elle prétend vouloir guérir. Nous sommes également confrontés à la question suivante : à qui l’administration adresse-t-elle une reconnaissance en tenant compte du traitement différent des survivants du Pořajmos, des populations arrivées après 1945 ainsi que des citoyens français roms ?

Camp de Montreuil-Bellay
Camp de concentration de Montreuil-Bellay (date inconnue) / Courtoisie de Jacques Sigot.

Cet article propose une analyse des choix de patrimonialisation – les moyens par lesquels le patrimoine culturel est établi à la fois matériellement et immatériellement – de certains patrimoines bâtis, en mettant particulièrement l’accent sur un camp de concentration niché entre une autoroute nationale et une voie ferrée à Montreuil-Bellay, dans le centre-ouest de la France. Ce camp est le plus grand des 31 camps qui existaient en France pour les “nomades”. Ainsi, cet article tente de comprendre comment les institutions racialisées sont protégées de manière à perpétuer un désamorçage de la mémoire collective et de l’identité nationale. Le cas de Montreuil-Bellay met en évidence l’incohérence de la mise en pratique des principes universels de la République française pour les communautés minoritaires.

Vue aérienne du camp de Montreuil-Bellay en 1945
Vue aérienne du camp de concentration de Montreuil-Bellay en 1945 (à gauche) et en 1959 (à droite) / Institut national de l’information géographique et forestière.

Le 29 octobre 2016, debout sur les ruines du camp de concentration de Montreuil-Bellay, dans le centre-ouest de la France, le président français François Hollande a déclaré à une audience d’environ 500 personnes que le camp pour les “nomades” pendant la Seconde Guerre mondiale deviendrait un lieu de mémoire national. Piétinant littéralement les fondations en pierre des anciennes casernes avec des microphones, des drapeaux et du personnel, là où environ 100 Roms ont été tués sous la Troisième République et le gouvernement de Vichy, Hollande a déclaré : “le jour est venu, il est nécessaire que la vérité soit dite… La République reconnaît la souffrance des gens du voyage qui ont été internés et admet qu’elle porte une grande responsabilité dans cette tragédie” (Ouest France, 29 octobre 2016). Hollande a ainsi reconnu l’implication du gouvernement français dans la ségrégation des communautés roms, manouches et sinti. La manière dont le camp de concentration de Montreuil-Bellay a été introduit à la France plus large à la fin de l’année 2016 soulève des questions concernant la valorisation des ruines, des lieux de traumatisme et du public, nous, les témoins, sur la manière dont la mémoire est légitimée dans l’histoire par les autorités gouvernementales. En ce qui concerne spécifiquement le patrimoine et la patrimonialisation, le camp de concentration de Montreuil-Bellay représente des conflits au sein de la mise en pratique des valeurs de la société française contemporaine et illustre l’expérience souvent contradictoire des politiques de réparation. Après la guerre, l’État français a continué à développer des politiques de déportation, de déplacement ou d’accompagnement vers les frontières de milliers de ses populations “nomades”, perpétuant ainsi cette exclusion et cette discrimination sociale de longue durée. La déportation et la démolition des campements roms et manouches ont atteint leur apogée en 2009-2010, lorsque le gouvernement conservateur de Sarkozy a déporté environ 10 000 Roms, et cela continue aujourd’hui, avec la police anti-émeute armée qui déplace et démolit régulièrement les campements. Ainsi, le traitement des quelques vestiges qui subsistent du camp de concentration de Montreuil-Bellay pour les “Tziganes” en France, ainsi que son existence en premier lieu, soulève deux questions : comment le gouvernement français espère-t-il reconnaître pleinement cette mémoire douloureuse ignorée avec sensibilité lorsqu’il continue de tenter d’anéantir la présence de cette population sur son territoire ? Et, lorsque Hollande a reconnu les prisonniers du camp, parlait-il uniquement d’une population appartenant au passé et non des Roms, des Manouches et des Sinti qui vivent en France aujourd’hui ? Face au durcissement du climat politique de droite en France aujourd’hui et à l’état d’urgence permanent, ces questions sont d’autant plus pertinentes.

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Restes actuels du camp de concentration de Montreuil-Bellay
Restes actuels du camp de concentration de Montreuil-Bellay / Photographie de Suzannah Henty (avril 2017).

La question de la moralité en termes de responsabilité, de responsabilité et d’exonération doit être brièvement mentionnée concernant la reconnaissance de Hollande (et la reconnaissance de la déportation de la population juive française par Chirac en 1995) de la responsabilité du gouvernement de Vichy pour Montreuil-Bellay. Le 1er juin 1940, le Parlement et le gouvernement français se sont repliés à Vichy, en Auvergne, dans le centre de la France, après avoir fui Paris, désormais occupée par l’Allemagne. Le 10 juin 1940, l’Assemblée nationale, confrontée à la menace imminente d’un renversement par les forces allemandes, a donné un pouvoir absolu au “héros” de la Première Guerre mondiale, le maréchal Philippe Pétain, établissant ainsi un nouveau chef de l’État d’un gouvernement français désormais collaborateur. Le 22 juin 1940, le gouvernement de Vichy a été créé lorsque l’armistice franco-allemand a été signé, divisant la France en zones occupées et souveraines, et les 11 et 12 juillet 1940, les actes constitutionnels ont été signés, accordant à Pétain des pouvoirs diplomatiques, judiciaires, administratifs, législatifs et exécutifs dans le gouvernement de Vichy. Pétain est resté chef de l’État de 1940 jusqu’au 20 août 1944, menant des négociations avec le Troisième Reich dans l’arrestation systématique et la déportation des Juifs, des communautés espagnoles, des homosexuels et des “Tsiganes”. Les reconnaissances officielles des histoires douloureuses sont extrêmement problématiques, car elles ignorent souvent les implications contemporaines de ces événements. Hollande, en tant que représentant officiel de l’institution même qui a permis et commis ces atrocités – c’est-à-dire le gouvernement français – a reconnu ce traumatisme passé, geste important et nécessaire. Cependant, en reconnaissant l’existence du camp de Montreuil-Bellay, il n’a pas accepté la responsabilité des administrations contemporaines dans le racisme et la ségrégation continus de cette minorité – une position morale à laquelle chaque individu doit répondre – ni que le gouvernement reste, selon les mots de Derrida, “de bonne foi, sincèrement” responsable des implications sociales et politiques de la ségrégation.

En tant qu’Australienne vivant en France, ce cas a résonné particulièrement en moi. Il a mis en lumière les différences entre une nation insulaire avec l’impossibilité de “voyageurs sans frontières” – malgré l’utilisation par les gouvernements australiens d’îles frontalières depuis 2001 (île de Manus, île de Nauru, île Christmas) pour détenir des réfugiés et des autochtones sous les auspices de la politique de la “Solution du Pacifique” – tout en révélant des similitudes frappantes avec le traitement du patrimoine autochtone depuis la fondation de l’Australie Felix au début du XIXe siècle par les colons. Plus précisément, cela met en évidence des parallèles avec les protectorats et les missions aborigènes, où les Autochtones ont été contraints de vivre dans des territoires délimités avec des églises, des écoles et des logements pour leur “protection et assimilation” supposées – ou leur isolement et leur emprisonnement – une pratique qui a perduré jusqu’au XXe siècle. La similitude la plus pertinente et la plus frappante n’est pas le traitement d’un groupe de personnes à l’intérieur de ses frontières, mais la manière dont le gouvernement a considéré la préservation d’un patrimoine qui représente un moment honteux de l’histoire – c’est-à-dire le traitement de la mémoire elle-même matérialisée en patrimoine culturel.

Montreuil-Bellay est un petit village d’environ 5 000 habitants situé à 300 kilomètres au sud-ouest de Paris. De janvier à juin 1940, un complexe de logements a été construit pour héberger le personnel d’une usine voisine stockant de la poudre à canon, installée à la périphérie de la ville par le ministère de la Guerre. Avec l’invasion de la France par l’armée allemande le 10 mai 1940, le camp a été occupé par des soldats allemands et utilisé comme un stalag – un camp de prisonniers de guerre – jusqu’en mars 1941. Pendant cette période, les soldats allemands ont entouré le camp de fil de fer barbelé et militarisé la zone. Le camp est devenu un camp pour les “personnes sans domicile fixe, nomades, ayant le type de romani” (individus sans domicile fixe, nomades et forains, ayant le type de romani), françaises ou non, le 8 novembre 1940. L’emprisonnement des Roms était la manifestation de la politique du maréchal Philippe Pétain, chef de l’État de la France de Vichy, qui interdisait le déplacement de tous les Roms.

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Pourtant, ce n’est pas seulement le gouvernement collaborationniste qui a mis en œuvre cette politique raciste contre les “gens du voyage” – le dernier président de la Troisième République, Albert Lebrun, le 6 avril 1940, a finalisé un décret proposé en 1938 qui stipulait que les “nomades” devaient être regroupés dans des communes désignées sous la surveillance de la police. En 1885, le gouvernement français a implanté un recensement des Roms, en comptant 25 000, et a annoncé que la police rechercherait “Le Roi des Gitans”, supposant l’existence d’un réseau conspirateur. Cette loi a été signée et mise en œuvre en juillet 1912. Cependant, comme la législation française interdit la discrimination des personnes en fonction de leur ethnie, le gouvernement a contourne cette interdiction en se préoccupant de “la manière” dont les Roms vivent en tant que nomades – un stéréotype erroné en soi. En 1939, les Roms et les Sinti étaient officiellement considérés comme apatrides et le gouvernement français considérait les populations apatrides présentes en France comme des ennemis et des traîtres de leurs systèmes de fonctionnement fermement codifiés.

Ces lois ne doivent pas être comprises comme le reflet des seules opinions du gouvernement pour des raisons économiques, politiques ou racistes – le traitement des Roms par le grand public français est le résultat d’un racisme et d’une xénophobie persistants qui s’intensifient lors d’une période de conditions de vie perçues comme menacées, c’est-à-dire pendant la Seconde Guerre mondiale. En lisant les archives départementales, cette vérité se révèle : les archives du Service Historique de la Gendarmerie Nationale, boîte 12701, BT Limoges, procès-verbal 382 (24 février 1941), montrent les demandes des citoyens à la police (gendarmerie) pour rassembler les Roms de la région, déclarant que les “Nomades…[sont] indésirables et on souhaite leur départ.” De même, les documents des Archives Départementales de Maine-et-Loire : AD49, où l’un des dossiers les plus substantiels contient des copies des lettres d’accusé de réception au nom du gouvernement pour les donateurs du camp (dossier 97w, 48, 1942-1944). Il est impossible de savoir si les dons ont été faits de bonne foi pour aider les gens du camp, mais sachant que le camp était gardé par des bénévoles du village, la question doit être posée. Plus récemment, le journaliste Hervé Gardette a remis en question la discrimination persistante à l’égard de la population rom et sinti, déclarant que le racisme envers cette minorité en France est devenu “décomplexé” (France Culture, 13 avril 2017). Ce que Hollande n’a pas mentionné, c’est que le camp de Montreuil-Bellay n’est pas un compte symbolique du traitement des Roms et des Sinti pendant la Seconde Guerre mondiale, mais une marque du racisme historique et durable contre les minorités.

Le camp lui-même était constitué de dortoirs, d’un centre médical, d’une école, d’un réfectoire, de laveries et de toilettes, d’une église et d’une prison. Les policiers surveillaient les bénévoles de Montreuil-Bellay qui gardaient le camp. Des missionnaires franciscains ont été bénévoles et ont vécu dans le camp avec les prisonniers pour enseigner aux enfants. Des rapports de poux, de maladies et de famine existent dans les Archives Départementales de Maine-et-Loire. Selon Jacques Sigot, enseignant et historien de Montreuil-Bellay, une grande partie des décès étaient dus à la famine, en particulier chez les femmes enceintes et les enfants en bas âge. Les conditions sanitaires du camp étaient déplorables. En effet, les archives de Maine-et-Loire de 1943 indiquent des tentatives infructueuses d’amélioration des conditions avec l’arrêt d’une construction d’installations de bain, indiquant qu’on “ne peut pas achever sa réalisation faute d’arrivée de ciment de l’autorité administrative, faute de wagon” (dossier 97w, 48, 1942-1944). Les Archives indiquent également que les prisonniers du camp étaient autorisés à partir dans trois conditions exceptionnelles : s’ils ont un emploi sécurisé, un logement fixe et l’approbation du maire de la ville où ils ont l’intention de vivre. Il est peu probable que ce système ait permis la libération de nombreux prisonniers. Au cours de conversations personnelles avec les archivistes à Angers, j’ai appris que les prisonniers ne pouvaient obtenir un emploi que par l’intermédiaire d’un membre de leur famille vivant dans la communauté et, compte tenu des efforts de la communauté pour emprisonner les Roms et les Sinti, il est également peu probable d’avoir un membre de la famille dans la communauté ou capable de trouver un emploi. Les archives démontrent cette vérité, avec un dossier de demandes refusées.

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Le camp a été officiellement fermé en septembre 1944 après de lourds bombardements en juin et juillet 1944, faisant de nombreux blessés et tués. Certains prisonniers ont été transférés dans les autres camps de la région, d’abord au Camp de Choisel à Châteaubriant, puis au Camp des Alliers à Angoulême, en Charente, et au Camp de Jargeau à Jargeau, dans le Loiret, en octobre 1944, où ils ont été libérés en juin 1946, treize mois après la fin de la guerre en mai 1945. Le camp de Montreuil-Bellay a continué à emprisonner des Roms et des Sinti jusqu’au 16 janvier 1945, date à laquelle les 498 restants ont été libérés. Le camp de Montreuil-Bellay est ensuite devenu une prison pour des soldats allemands, dont beaucoup étaient des soldats féminines de Natzweiler-Struthof, capturées par les Forces françaises de l’intérieur et les armées de libération. Rapidement, le camp a été détruit et laissé à l’abandon. Sur les photographies d’archives de la région, on peut clairement voir les bâtiments en 1945. En 1959, il ne restait guère plus que ce que l’on peut voir aujourd’hui sur le site : des blocs de fondation des bâtiments, de la prison et des escaliers.

Alors que les traces de ce camp dans la mémoire collective de la France ont du mal à survivre face à une société qui a ignoré cette histoire et renoncé à sa responsabilité, ce qui reste du camp n’existerait peut-être pas sans le travail de Jacques Sigot. Il a écrit pour la première fois sur le camp en 1983 dans son texte “Ces barbelés oubliés par l’Histoire”, douze ans avant que l’ancien président français Jacques Chirac en 1995 reconnaisse même l’implication de la France dans la déportation des citoyens français juifs pendant la guerre. Sans Sigot, les Archives de l’Anjou n’auraient pas les photos qu’elles ont aujourd’hui, qui ont été acquises grâce aux relations étroites que l’enseignant a développées au fil des décennies avec la communauté des anciens internés de Montreuil-Bellay, tous décédés depuis. C’est Sigot qui a initié le processus de classement du patrimoine et de protection du camp. En 2008, le site a été baptisé monument historique, reconnu au niveau régional, et en 2013, la prison, le réfectoire, l’école, l’infirmerie, la latrine et le logement ont été classés “monuments historiques”, obtenant ainsi une reconnaissance nationale. Tout texte écrit sur ce site doit reconnaître le travail fondamental de Sigot dans la protection de sa mémoire contre la menace qu’il devienne un autre témoignage oublié du Pořajmos en France.

La lutte pour la reconnaissance du Pořajmos et le traitement des Roms, des Manouches et des Sinti par la société et le gouvernement français est loin d’être résolue. Les différents canaux par lesquels cette reconnaissance peut avoir lieu incluent la reconnaissance du patrimoine construit existant des institutions racistes. Sur les 31 camps qui existaient en France pour les “nomades”, le camp de concentration de Montreuil-Bellay est le seul camp officiellement répertorié. La vie de l’architecture, d’un bâtiment et de son intention, de son appropriation et de sa fonction, joue un rôle essentiel dans la légitimation de l’identité culturelle. Cela est particulièrement vrai pour la France, un pays qui est célèbre pour son patrimoine culturel bâti. La préservation et la reconnaissance du camp de concentration de Montreuil-Bellay revêtent une importance particulière car il s’agit de l’un des témoignages physiques durables du racisme historique à l’encontre de cette population en France. Il représente la manière dont le gouvernement a justifié le durcissement des régimes conservateurs à l’encontre de ceux qui sont considérés comme des menaces pour leur identité nationale. Le camp témoigne également de la manière dont la politique raciste lisse la diversité, en utilisant les termes “nomades”, “gitans” et “gens du voyage” pour construire une minorité falsifiée et homogénéisée. Cette brève introduction à la manière dont la patrimonialisation se produit n’est qu’une contribution mineure à l’étude plus large de la façon dont les institutions racistes sont rappelées. La lutte pour la protection des souvenirs et des traces des institutions fondées et dirigées par des États oppressifs et la nécessité de permettre le partage de témoignages tus se poursuit.