Les mutuelles et les compagnies d’assurance partagent une même ambition : protéger les individus contre les aléas de la vie. Cependant, leurs histoires, leurs fondements idéologiques et leurs actions diffèrent profondément. Alors que les solidarités pré-mutualistes sont apparues spontanément dès l’Antiquité, l’émergence des pratiques assurantielles est liée au développement du commerce maritime international au Moyen Âge. Ces techniques d’assurance, nées en Italie, se sont rapidement répandues en Europe, notamment au Portugal et aux Pays-Bas, avant d’arriver timidement en France, pays longtemps peu favorable à des pratiques controversées par l’Église catholique.
Au XVIIIe siècle, les Lumières ont provoqué un changement idéologique qui a eu des conséquences décisives pour la mutualité et le monde de l’assurance. La promotion de nouvelles notions de liberté, de solidarité, d’égalité et de responsabilité individuelle a favorisé à la fois l’émergence de groupements solidaires de type mutualiste et la diffusion de la science actuarielle.
Vers une clarification des missions
Après la tourmente révolutionnaire, mutualité et assurances ont continué leur chemin parallèle. Les sociétés de secours mutuels se sont consacrées à la protection contre les risques sociaux (maladie, accidents et peu à peu vieillesse) des travailleurs et de leurs familles, tandis que les assurances ont protégé les biens de la classe capitaliste émergente – entrepreneurs, armateurs ou propriétaires. Leur différenciation a été renforcée par l’affirmation d’une identité spécifique, notamment de la part des groupements mutualistes qui ont cherché à se définir comme un mouvement porteur d’une éthique et de valeurs distinctes des pratiques assurantielles.
La mobilisation organisée par la Mutualité contre un projet de loi visant le transfert de sa tutelle du ministère de l’Intérieur au Commerce a été un succès. La Mutualité a ainsi évité l’assimilation au secteur commercial et la dilution de son identité. La Charte de la Mutualité du 1er avril 1898 a confirmé cette ambition en rappelant la spécificité mutualiste par rapport aux pratiques commerciales et en interdisant “absolument la contrefaçon du principe mutualiste”. Quelques jours plus tard, la loi du 9 avril 1898 a confié le risque accidents du travail aux compagnies d’assurances, renforçant ainsi leur proximité historique avec le monde industriel. Cela a implicitement réparti les tâches dans la gestion des risques sociaux : la Mutualité est devenue l’acteur privilégié de la prise en charge des besoins sanitaires et sociaux d’une part de plus en plus large de la société, tandis que les compagnies d’assurance se sont concentrées sur une clientèle aisée à qui elles ont proposé des assurances de biens, d’assurance-vie et de protection contre les accidents du travail.
Vers un marché concurrentiel
En 1945, la création de la Sécurité sociale a entraîné une redéfinition des missions du Mouvement mutualiste, qui a été chargé de prendre en charge les dépenses de santé non couvertes par le régime obligatoire. Cependant, bien que le législateur ait réservé une place majeure à la Mutualité dans le système de protection sociale, il ne lui a pas accordé l’exclusivité. Pendant près de trente ans, dans un contexte de prospérité économique et de plein emploi, les sociétés mutualistes ont bénéficié d’un monopole dans le domaine de la complémentaire santé. Cependant, à partir des années 1970, la situation a commencé à évoluer. Face à la crise économique et à la concurrence externe des compagnies européennes, autorisées à intervenir en France au nom de la libre prestation de services, ainsi qu’à la concurrence interne des assurances mutuelles, les compagnies d’assurance françaises se sont tournées vers un nouveau marché prometteur : celui de la complémentaire santé.
À partir des années 1970, les compagnies d’assurance ont commencé à progresser lentement mais sûrement dans le domaine de la complémentaire santé, grignotant peu à peu les parts de marché des mutuelles qui sont passées de 67% à 60% entre 1980 et 1990. Cette concurrence était d’autant plus préoccupante pour la Mutualité que son éthique solidaire était confrontée à une logique commerciale imposant notamment une discrimination des adhérents en fonction de leur âge. En conséquence, une “sélection adverse” s’est opérée au détriment des groupements mutualistes qui ont concentré une population plus âgée, fragile et donc plus consommatrice de soins. Une enquête du Credes menée en 1993 a révélé que les trois quarts des Français de plus de 65 ans étaient membres d’une mutuelle.
Malgré les espoirs des mutualistes, la concurrence des assurances a été renforcée par la réforme du Code de la Mutualité de 1985, qui a imposé l’abandon de l’exclusivité dans le domaine de la complémentaire santé au profit d’organismes à but lucratif. Même le “Code de bonnes conduites” mis en place en 1989 par la loi Evin pour moraliser cette rivalité n’a eu que peu d’impact sur l’essor des assurances. Au tournant du XXIe siècle, la réglementation européenne est venue encore attiser cette concurrence.
La concurrence assurantielle a donc remis en question l’identité mutualiste au fil du temps. Les mutuelles doivent faire face à de nouveaux défis pour préserver leur spécificité et continuer à offrir une protection solidaire à leurs adhérents.
Article original écrit par Charlotte Siney-Lange