Logement des “harkis” : une ségrégation à long terme

Logement des “harkis” : une ségrégation à long terme

Les tensions sociales et politiques générées par la guerre d’Algérie ont profondément marqué les villes françaises. L’arrivée des rapatriés d’Algérie en 1962 a constitué une véritable rupture démographique pour la France, qui se trouvait alors en plein essor de l’après-guerre. Les Algériens qui ont combattu aux côtés de l’armée française étaient soumis à une politique migratoire stricte dans un contexte de violence. Ceux qui ont réussi à quitter l’Algérie se sont réfugiés en France, parfois accompagnés de leur famille. Près de 90 000 personnes sont ainsi arrivées en France via l’armée française, des canaux semi-clandestins ou une immigration économique tout au long des années 1960. C’est ainsi que s’est construite l’identité de ce groupe social, désormais désigné par le terme générique “harkis” (Besnaci-Lancou et Moumen 2008).

Les “harkis” n’étaient pas les seuls à migrer en France à cette époque, et les autorités ont fait une distinction dans leur traitement par rapport aux autres populations algériennes. Cela concernait l’accueil qui leur était réservé, les options de reclassement professionnel et les logements qui leur étaient proposés. Cet article vise à éclaircir les facteurs qui ont conduit à la mise en place d’un traitement spécifique et différencié à l’égard de ces anciens auxiliaires et de leurs familles, sous la forme de camps de transit. Les politiques de relogement public concernant ce groupe de population, dont la situation était plus proche de celle des réfugiés que des rapatriés, étaient très conformes aux pratiques coloniales passées, avec l’établissement d’une hiérarchie entre les populations algériennes. Enfin, nous nous interrogerons sur le fonctionnement d’une politique de regroupement et d’isolement, mettant en évidence le malaise social des familles concernées.

Des camps pour les “réfugiés musulmans”

Des structures spécifiques d’accueil, sous la forme de camps de transit et de reclassement, ont été créées exclusivement pour les anciens auxiliaires et leurs familles. Bourg-Lastic, dans le Puy-de-Dôme, et le camp du Larzac, dans l’Aveyron, ont ouvert leurs portes de fin juin 1962 à octobre de la même année. Ces camps ont rapidement été saturés par l’afflux constant de population en raison de la violence en Algérie, qui atteignait son paroxysme à cette époque : en juillet 1962, ils accueillaient plus de 11 000 personnes. Les autorités ont ensuite décidé de transférer ces familles vers d’autres camps du sud de la France, tels que Rivesaltes dans les Pyrénées-Orientales, Saint-Maurice-l’Ardoise dans le Gard et Bias dans le Lot-et-Garonne. Entre septembre 1962 et décembre 1964, près de 42 000 personnes ont transité par l’un de ces camps, tandis que plus de 40 000 autres ont réussi à les éviter, s’installant un peu partout en France, souvent grâce à des réseaux de connaissances.

Le camp de Rivesaltes était au cœur des structures d’hébergement spéciales mises en place par les autorités, avec près de 22 000 personnes y passant entre septembre 1962 et le 31 décembre 1964, date de sa fermeture. Ce camp avait la particularité un peu douteuse d’avoir déjà été utilisé au début du XXe siècle pour la détention et le contrôle de populations, dans des conditions et des contextes différents : camp militaire pour les troupes coloniales (1938-1947), camp de réfugiés pour les républicains espagnols (1939-1941), camp d’internement pour les Juifs et les Roms (1941-1944), centre de détention pour les prisonniers du FLN (Front de libération nationale) en 1962, et enfin camp pour les “harkis” (1962-1964).

Les familles qui ont transité par le camp de Rivesaltes étaient placées sous surveillance militaire et sous la gestion administrative du ministère des rapatriés. Elles étaient confrontées à des conditions de vie précaires, logées dans des tentes puis dans des baraques. Certaines familles sont restées quelques jours, tandis que d’autres sont restées pendant de nombreuses années.

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Les “harkis” ont été progressivement réaffectés dans toute la France, notamment dans les industries minières, sidérurgiques du nord et de l’est de la France, ainsi que dans les camps forestiers de l’ONF (Office national des forêts) du sud de la France. À la fin de l’année 1964, les familles restantes (veuves, familles nombreuses, personnes handicapées, etc.), considérées comme des “causes perdues” par l’administration, ont été envoyées au camp de Saint-Maurice-l’Ardoise, qui avait été transformé en un “domaine d’accueil” (Moumen 2008).

Ces structures d’hébergement spécifiques peuvent uniquement s’expliquer par le contexte politique et colonial. Il y a eu une transposition des pratiques coloniales de l’Algérie vers la France pour ces familles qui, avec l’indépendance, ont perdu leur nationalité française. Ces anciens “musulmans français” qui avaient un état civil personnel régi par la loi locale devaient faire une déclaration reconnaissant leur nationalité française pour être réintégrés dans la nation française, ce qui contredisait les déclarations antérieures accompagnant les accords d’Évian (Scioldo-Zürcher 2011, p. 93). Ils étaient également soumis à une surveillance militaire à la fois pendant leur transfert en France et dans les camps de transit, et ce jusqu’à leur lieu de reclassement, ce qui perpétuait la méfiance à leur égard pendant la guerre d’Algérie. Enfin, le contexte de violence à la fin de la guerre, marqué notamment par les attentats perpétrés par l’OAS (Organisation de l’armée secrète), a encore renforcé la surveillance des “harkis”, soupçonnés d’être des cibles de recrutement du FLN.

Des réfugiés plutôt que des rapatriés ; surveillés plutôt qu’accueillis ; soupçonnés plutôt qu’estimés : de telles évaluations ont eu une réelle incidence sur les décisions de relogement, qui ont ensuite été avalisées par les autorités lors de l’afflux massif de ces familles.

Hiérarchie des groupes de population et ségrégation par le logement

Ces représentations des “harkis” ont finalement fait partie de la gestion différenciée de ces populations en provenance d’Algérie, “dans la tradition d’un traitement inégal, institutionnalisé par la colonisation, entre les ‘Français d’origine nord-africaine’ et les ‘Français d’origine européenne’” (Charbit 2006, p. 60). À l’arrivée des rapatriés d’Algérie, le gouvernement a fait une distinction entre différents groupes en créant une hiérarchie des populations : les Européens d’Algérie étaient considérés comme des rapatriés sans équivoque ; les dignitaires musulmans français étaient prioritaires par rapport aux anciens auxiliaires ; et les anciens auxiliaires étaient soumis à un contrôle social mais avaient la priorité sur les autres migrants algériens.

Cette différenciation était la conséquence directe de l’idée que ceux qui étaient au pouvoir se faisaient – en accord avec l’imagination coloniale – selon laquelle ces personnes aspiraient à une vie communautaire. La crainte d’incidents pouvant conduire à la cohabitation entre “Européens” et “musulmans” a confirmé la décision de mettre en place une telle ségrégation spatiale, justifiée par l’incompatibilité supposée de leurs systèmes socioculturels respectifs. Par conséquent, en plus des camps de transit, des hameaux forestiers et d’autres types de logements temporaires (par exemple, des prisons désaffectées, comme à Cognac ou à Nantes), des abris spéciaux ont été créés pour les familles des anciens auxiliaires, tels que le centre d’hébergement du boulevard d’Anjou à Marseille (fermé le 20 décembre 1963). Les “pieds-noirs”, quant à eux, passaient par des structures différentes et des sites réquisitionnés différents.

Lors de l’arrivée des “dignitaires musulmans” (élus, fonctionnaires, caïds et bachaghas) en France, les autorités locales au niveau départemental ont reçu l’instruction de les considérer et de les accueillir de la même manière que les Européens d’Algérie. Ainsi, lorsque les dignitaires musulmans ont débarqué à Toulon le 7 juillet 1962, cette différence par rapport aux auxiliaires a été soulignée : ils étaient des “musulmans de qualité” à traiter exactement comme des Européens. Dans d’autres situations, il n’était pas rare de trouver des références dans des lettres officielles telles que celle-ci : “ils n’étaient pas des ‘harkis’, mais des ‘dignitaires’ [souligné dans la lettre], qui ne devaient en aucun cas être dirigés vers le camp du Larzac, réservé aux seuls ‘harkis’, mais qui pouvaient être conduits au camp de La Rye, adapté pour accueillir des musulmans d’une classe supérieure à celle des ‘harkis’.”

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Enfin, lorsque les familles des anciens auxiliaires ont été réaffectées des camps de transit de Rivesaltes et de Saint-Maurice-l’Ardoise – beaucoup d’entre elles vers les centres industriels du nord et de l’est de la France ou vers les chantiers de la SNCF (en Alsace et en Lorraine) – elles ont été regroupées dans des logements dédiés. La séparation des “harkis” des “immigrants algériens” visait à éviter les tensions et les représailles.

Cependant, cette hiérarchie a perduré bien au-delà de 1962. Les différences de traitement entre les Européens d’Algérie et les anciens auxiliaires concernaient notamment le logement : François Missoffe, le ministre chargé des rapatriés, a demandé, dans une lettre adressée à tous les préfets en date du 31 janvier 1964, de donner la priorité au logement des “pieds-noirs” au détriment des anciens auxiliaires, sous prétexte que ces derniers bénéficiaient de procédures spécifiques :

“Vous ne logerez les anciens harkis que lorsque tous les rapatriés qui ont fait une demande de logement et sont particulièrement mal logés auront été hébergés. Par conséquent, une priorité absolue doit être accordée aux rapatriés sur les anciens harkis pour l’attribution des logements sociaux destinés aux rapatriés.”

Mettre fin aux exceptions : un processus lent

Ensuite, bien que la majorité des familles d’anciens auxiliaires se soit intégrée dans des quartiers mixtes (principalement dans le nord de la France, à Paris, dans le nord-est de la France, autour de Lyon et Grenoble, et sur la côte méditerranéenne), d’autres sont restées, parfois pendant des décennies, dans des espaces ségrégués – de véritables “réserves indiennes” (Abi Samra et Finas 1987). Plusieurs milliers de familles, considérées comme des “causes perdues” (parce qu’elles étaient physiquement handicapées, blessées, inaptes au travail, veuves ou orphelines), inadaptées, voire inassimilables, et qui nécessitaient, selon les autorités, une phase de transition avant leur immersion dans la société française, sont ainsi restées reléguées sur les marges dans des lieux de véritable relégation sociale.

Cette ségrégation prenait de nombreuses formes : il y avait deux “domaines d’accueil” à vocation disciplinaire à Bias et Saint-Maurice-l’Ardoise, regroupant près de 2 000 personnes ; 75 villages forestiers situés principalement dans les zones rurales du Languedoc-Roussillon, de Provence-Alpes-Côte d’Azur et de Corse, avec une moyenne de 25 familles par village, régis par des règlements spéciaux ; 42 domaines urbains, tels que la Cité des Tilleuls à Marseille et la Cité des Oliviers à Narbonne, pour ceux considérés comme plus “avancés” ; enfin, des appartements étaient réservés aux anciens auxiliaires dans le cadre du “programme harki” organisé conjointement par Sonacotra et la SNCF. Pendant de nombreuses années, cette politique de logement a été accompagnée de contrôles sociaux très réels, mis en œuvre par des organismes de surveillance successifs – gérés par des administrations plus souvent dédiées aux migrants qu’aux rapatriés (Pitti, 2010) – de l’SFIM (Service d’accueil et de reclassement des Français d’Indochine et des musulmans français) en 1962 à l’ONASEC (Office national de l’action sociale, éducative et culturelle) en 1982, en passant par le BIAC (Bureaux d’information, d’assistance et de conseil pour les musulmans français) en 1975 et la Délégation nationale à l’action sociale, éducative et culturelle en 1981.

Le site de Saint-Maurice-l’Ardoise a finalement été fermé – et les familles qui y résidaient dispersées – en décembre 1976, à la suite des révoltes de 1975. Le camp de Bias, en revanche, a été rénové quelques années plus tard, mais le site est resté géographiquement et socialement marginalisé. Les hameaux forestiers ont été progressivement fermés et rénovés. En 1981, selon les départements chargés des “harkis” dans chaque préfecture, environ 28 500 personnes, soit 3 560 familles, vivaient encore dans 23 hameaux forestiers opérationnels ou anciens et 42 domaines urbains.

Ce n’est qu’après les révoltes de 1991, qui ont touché toutes les régions de France, que les difficultés sociales de cette population, maintenant appelée “deuxième génération”, ont été prises en compte. Ces révoltes, qui ont commencé sur la Cité des Oliviers à Narbonne, étaient le résultat de la combinaison d’une situation sociale liée à ce qui était alors appelé la “maladie des banlieues” (équivalent du dysfonctionnement des quartiers défavorisés dans les villes anglo-saxonnes) avec l’héritage d’un traumatisme historique durable. Des quartiers tels que la Cité Monclar à Avignon, Le Pigeonnier à Amiens, la Cité Paloumet-Astor à Bias, le Logis d’Anne à Jouques (près d’Aix-en-Provence) et de nombreux autres quartiers avec des concentrations d’immigrants algériens ont également connu des protestations animées (Pierret 2010).

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Les révoltes et les négociations avec les autorités ont finalement abouti à une politique publique concernant le logement spécifique des “familles des anciens auxiliaires et du personnel assimilé”. Les différentes lois qui jalonnent l’histoire du groupe social des “harkis” (en 1975, 1982, 1987, 1994 et 2005), qui suivent généralement des épisodes de tensions accrues, témoignent de ce malaise social. En ce qui concerne les aides au logement, les “harkis” sont une fois de plus exclus du droit commun. Ils bénéficient de mesures exceptionnelles, justifiées par les préjudices causés par leur relocalisation et la perte de terres algériennes : aides à l’accession à la propriété, allocations d’amélioration de l’habitat et aides à la réduction de la dette résultant d’une opération d’aide à l’accession à la propriété. Les mesures de soutien mises en place en 1994 pour aider les “harkis” à acquérir leur résidence principale, qui ne concernent que les anciens auxiliaires ou leurs épouses, et non leurs enfants, leur ont permis à beaucoup d’entre eux de devenir propriétaires grâce à une assistance financière d’un montant de 80 000 francs (12 000 euros).

Près de 42 000 personnes issues de familles d’anciens auxiliaires, considérées comme différentes des autres rapatriés, soupçonnées et supervisées dans les premiers mois de leur transfert en France, ont été immédiatement placées dans des camps – des espaces de transition pour une population perçue comme mal adaptée à la société française. Une minorité significative d’entre elles est restée dans des espaces ségrégués, où elles étaient en plus soumises à des contrôles sociaux spécifiques. Cette situation n’a pris fin qu’avec les révoltes qui ont secoué les domaines d’accueil, les domaines urbains et les hameaux forestiers qui ont abrité les “harkis” des années 1970 aux années 1990. En fin de compte, cette politique du logement reflétait les difficultés liées à l’identification et à la définition de cette population qui n’était pas tout à fait rapatriée, ni perçue comme française, et qui n’était pas non plus comparable aux migrants ordinaires. Elle révélait également une volonté politique d’utiliser le logement à des fins idéologiques – un héritage de l’époque coloniale. Des logements concentrés, isolés et communautaires comme ceux-ci sont devenus l’espace de transition et d’éducation décrit ci-dessus, dont la logique implicite était le modèle assimilationniste.

Bibliographie

  • Abi Samra, M. et Finas, F.-J. 1987. Regroupement et dispersion. Relégation, réseaux et territoires des Français musulmans, rapport pour la Caisse d’allocations familiales, Université Lyon-2.
  • Besnaci-Lancou, F. et Moumen, A. 2008. Les harkis, Paris : Le Cavalier Bleu.
  • Charbit, T. 2006. Les harkis, Paris : La Découverte.
  • Moumen, A. 2008. “Saint-Maurice-l’Ardoise : 1962-1976. Du camp de transit à la cité d’accueil”, in F. Besnaci-Lancou et G. Manceron (dir.), Les harkis dans l’histoire de la colonisation et ses suites, Ivry-sur-Seine : Éditions de l’Atelier, pp. 131-146.
  • Moumen, A. 2003. Les Français musulmans en Vaucluse. Installation et difficultés d’intégration d’une communauté de rapatriés d’Algérie, Paris : L’Harmattan.
  • Pierret, R. 2008. Les filles et fils de harkis, entre double rejet et triple appartenance. Une construction identitaire est-elle possible ?, Paris : L’Harmattan.
  • Pitti, L. 2010. “De l’histoire coloniale à l’immigration postcoloniale”, in F. Besnaci-Lancou, B. Falaize et G. Manceron (dir.), Les harkis. Histoire, mémoire et transmission, Ivry-sur-Seine : Éditions de l’Atelier, pp. 78-83.
  • Scioldo-Zürcher, Y. 2011. “Les harkis sont-ils des rapatriés comme les autres ?”, Les Temps modernes, n° 666, pp. 90-104.