Pourquoi les applications de rencontre nous déshumanisent-elles ?

Pourquoi les applications de rencontre nous déshumanisent-elles ?

Aujourd’hui, les applications de rencontre sont devenues un moyen crédible de rencontrer des partenaires pour de nombreux Français. Près d’un quart des Français ayant trouvé un partenaire depuis la fin du premier confinement l’ont rencontré sur une application.

Cependant, ces plates-formes suscitent encore de la méfiance chez les non-utilisateurs et parfois même chez les utilisateurs eux-mêmes. Ils vivent parfois ces applications comme des espaces de frustration et de souffrance. Au-delà de l’idée commune du “supermarché de l’amour”, examinons les raisons pour lesquelles les applications de rencontre peuvent aliéner ou objectifier leurs utilisateurs.

Un design d’application exploitant le désir amoureux

Quel que soit leur concept (à l’exception des applications de slow dating proposant volontairement peu de profils dans une logique qualitative) et leurs spécificités, les applications de rencontre visent à faciliter et à accélérer les rencontres. Comme pour les réseaux sociaux, leur objectif économique fondamental est d’acquérir, de fidéliser et de monétiser leurs utilisateurs. Cependant, cette approche commerciale sévère a des conséquences graves.

Dès l’inscription, les applications simplifient l’accès à leur vivier de célibataires : il suffit souvent d’un compte Facebook ou d’un numéro de téléphone, et d’une image pour exister sur la plateforme. Les utilisateurs sont peu guidés et conseillés, ce qui se reflète dans la qualité des profils.

Selon notre étude, seulement 59% des profils masculins proposent une description et un tiers d’entre eux proposent une description ou une biographie d’une seule phrase. Cette pauvreté du contenu des profils implique que l’on s’y attarde moins, qu’on ne les prend pas au sérieux. Par conséquent, l’être humain derrière le profil devient moins visible. Ce phénomène est moins prévalent sur les sites de rencontre traditionnels et certaines applications qui encouragent les utilisateurs à répondre à de nombreuses questions pour enrichir leur profil.

Algorithmes secrets

Ce premier problème a une influence relative sur le désir des utilisateurs de rencontrer de nombreux célibataires. Une ou deux photos peuvent suffire à susciter l’envie de rencontrer. Cependant, la nécessité pour les applications de retenir leurs inscrits peut être néfaste. Personne ne sait comment les différents algorithmes de suggestion de profils sont conçus, mais selon les témoignages des utilisateurs, les applications distillent les profils pertinents peu à peu, ce qui engendre de la lassitude. Ce sentiment entraîne une moindre implication dans la démarche de dating, un moindre intérêt pour chaque profil proposé et la multiplication de comportements peu constructifs, voire antisociaux.

De plus, la nécessité de monétiser les profils prometteurs contribue également à créer de la frustration. Les applications incitent les utilisateurs à payer pour mettre en avant leur profil, aimer un nombre illimité de profils ou envoyer des messages non sollicités. Ce système permet aux applications de rencontre d’être parmi les plus rentables au monde.

L’utilisateur moyen, attiré par la gratuité apparente des applications, se retrouve donc dans une sorte de purgatoire où son expérience est volontairement frustrante, contrairement à la promesse initiale des plates-formes. Il peut ressentir des problèmes d’estime de soi. Certains utilisateurs s’accrochent désespérément à la moindre mise en contact, tandis que d’autres deviennent agressifs.

Un système fécond de comportements antisociaux

La conception des applications de rencontre et la nature même du cyberespace favorisent les comportements antisociaux et déshumanisent les rencontres en ligne. Voici quelques exemples parlants qui nous ont été rapportés dans le cadre de notre étude.

Tout d’abord, parmi les critères d’adoption des applications de rencontre, deux aspects sont régulièrement évoqués : s’engager dans une logique d’homophilie ou s’ouvrir à de nouveaux horizons. Nos recherches montrent que ces deux approches aboutissent à un comportement de recherche similaire : une hypercritérisation.

Selon notre étude, 73,8% des répondants se considèrent plus sélectifs en matière de critères sur les applications que dans la vie réelle. Cette hypercritérisation entraîne une focalisation excessive sur des critères conçus comme des préférences personnelles mais souvent liés au système des applications, tels que l’âge, la taille, la couleur de peau, etc.

Cette hypercritérisation va souvent de pair avec une hypersélectivité. Un utilisateur peut considérer que le moindre élément d’un profil est rédhibitoire et disqualifier ainsi chaque profil non conforme. Ce phénomène vide la démarche de rencontre de son sens, la rendant artificielle et créant une atmosphère de “prêt-à-jeter” décriée sur les applications. Paradoxalement, l’hypercritérisation et l’hypersélectivité sont le revers de la médaille d’une trop grande abondance de profils.

La violence du ghosting

En conséquence, le ghosting est devenu un acte de violence normalisé et intériorisé par les utilisateurs. Ce terme désigne le fait de ne plus donner de nouvelles de manière subite et définitive, sans raison apparente. Selon notre étude, 53% des hommes et 80% des femmes admettent l’avoir déjà fait lors de leur activité de dating. Le ghosting se pratique également après une rencontre en personne suite à des échanges sur les applications de rencontre. Il ne s’agit donc pas seulement d’un problème de design des applications, mais le système d’abondance qu’elles ont instauré altère également les interactions humaines hors du monde virtuel. Plusieurs éléments favorisent cette pratique sur les applications : la consommation cyclique des plates-formes, l’incitation à flirter avec plusieurs personnes à la fois, la décontextualisation des rencontres, une mauvaise perception des autres utilisateurs et le désir de “rendre la pareille”.

La problématique de l’hypercritérisation présente également des cas plus extrêmes, comme la fétichisation, notamment des minorités. La fétichisation consiste à ne plus considérer son interlocuteur comme un individu à part entière, mais à l’assimiler à une catégorie, un stéréotype, basé sur des critères visibles. Ici, l’humain est réduit à l’un de ses attributs, ce qui alimente le sentiment de déshumanisation et de marchandisation sur les plates-formes de rencontre.

Quitter les applications pour réhumaniser la rencontre en ligne ?

La lassitude est sans doute le plus grand mal qui ronge le monde des applications aujourd’hui. Si ces plates-formes semblent satisfaire leurs utilisateurs au début, ce sentiment diminue avec le temps, ce qui conduit logiquement les utilisateurs à quitter ces plates-formes. Cependant, parmi ceux qui quittent les applications, seuls 31% le font parce qu’ils ont rencontré une personne qui leur convient. Les 69% restants quittent les applications par lassitude, à cause de leur caractère chronophage ou suite à une mauvaise expérience.

En guise d’alternative, les ex-utilisateurs, notamment les jeunes, se tournent de plus en plus vers les réseaux sociaux comme Instagram pour faire des rencontres. Sur ces plates-formes, les échanges sont perçus comme plus authentiques et donc plus humains.

Nous soulignons donc le rôle essentiel que les utilisateurs ont à jouer pour contribuer à réhumaniser les rencontres en ligne. Mais nous soulignons également la responsabilité des applications qui doivent proposer une conception éthique de l’expérience utilisateur si elles veulent perdurer. Un mouvement est déjà en cours chez les plates-formes pour intégrer des dispositifs de sécurité et lutter contre les pratiques antisociales, mais leur modèle économique limite encore leurs options.