Réduire les inégalités est possible. Après près de 20 ans de travail de collecte et d’analyse de données par l’Observatoire des inégalités, nous sommes en mesure de formuler quelques propositions pour rassembler une majorité [1]. Malheureusement, le débat public est souvent dominé par des extrémistes qui crient le plus fort pour attirer l’attention sur les réseaux sociaux, amplifiés par des journalistes en quête de notifications. Ces dérives nous empêchent de discuter de politiques publiques justes et adaptées aux besoins de tous. Alors, comment s’y prendre ?
Le respect de l’égalité des droits
Le respect de l’égalité des droits doit être le pilier de l’action publique. Les combats féministes, LGBT et antiracistes ont permis des avancées ces dernières années. On ne moque plus les femmes qui défendent leur cause, contrairement à il y a encore peu de temps. Les résistances de ceux qui cherchent à les discréditer ne font qu’accentuer l’importance de ces combats féministes.
Cependant, l’égalité reste lointaine pour de nombreuses catégories discriminées, que ce soit les femmes, les personnes non blanches, les handicapés, les homosexuels, etc. Il faut mettre en place davantage de mesures pour aider les victimes de violences, traquer les auteurs et les sanctionner plus sévèrement.
Reconnaître de nouveaux droits
Un certain nombre de droits doivent encore être reconnus. Comment peut-on sérieusement soutenir qu’un étranger vivant et travaillant en France depuis 20 ans ne peut pas voter aux élections locales, alors que cela est permis aux classes aisées qui placent leur fortune à l’étranger ? Comment peut-on comprendre qu’un emploi sur cinq soit interdit aux étrangers non européens, même s’ils résident depuis des années dans notre pays ? Il ne s’agit pas seulement d’une question de valeurs : seule la peur de l’extrême droite et l’addiction aux sondages retiennent les partis politiques traditionnels d’avancer vers plus d’égalité.
Agir dès la formation
Il faut agir dès la formation pour éviter que les écarts ne se creusent. Prévenir vaut mieux que guérir, c’est une évidence qu’il faut rappeler. La nécessité de réduire les inégalités en matière d’éducation est reconnue en France, où le milieu social joue un rôle prépondérant dans la réussite scolaire. L’hypocrisie est immense : les diplômés, de droite comme de gauche, freinent des quatre fers pour éviter toute réforme, tout en prônant l’égalité des chances.
Pour rendre l’école plus juste, il faut changer son fonctionnement. Plutôt que de favoriser une élite de méritants, il est urgent de veiller à ce que personne ne soit laissé sur le bord de la route, tout en sélectionnant les élèves sur les bons critères au moment opportun. L’école devrait mettre en avant les progrès des élèves plutôt que de jouer sur la peur de l’échec et d’humilier les plus faibles.
Cela passe par la réduction de l’intensité de la compétition scolaire qui accable les jeunes Français de notes. Cela demande également des moyens d’encadrement plus importants pour éviter que les jeunes ne décrochent. Les pays où le niveau des élèves est le plus élevé, comme dans le nord de l’Europe notamment, ont compris cet enjeu. Les réformes menées depuis des décennies n’ont pas d’effet sur les inégalités car elles ne s’attaquent pas au cœur du problème. Réduire la taille des classes dans certains établissements de manière marginale va dans le bon sens, mais cela reste une goutte d’eau [2].
Réparer les parcours d’échec
Réformer la formation initiale ne suffit pas, il faut aussi réparer les parcours de ceux qui ont échoué. Mettre en avant les “premiers de cordée” permet de valoriser les réussites. Mais si nous voulons que chacun s’investisse, prenne des risques, il faut aussi défendre le droit à l’échec et donner une deuxième ou troisième chance à ceux qui ont raté. Cela demande un système de formation professionnelle plus développé et la contribution des entreprises.
Agir dans le monde du travail
Il est également nécessaire d’agir dans le monde du travail pour réduire les inégalités salariales. Cela implique d’abord de permettre à chacun d’avoir un salaire décent. Nous avons besoin de politiques plus actives de création d’emplois de qualité. Les politiques de baisse du coût du travail ont atteint leurs limites. Développer l’emploi de qualité passe par une relance commune de l’activité à l’échelle européenne. Lorsqu’un pays stimule seul la croissance dans une économie ouverte, les autres en profitent grâce à leurs exportations.
Ensuite, la collectivité peut agir en augmentant le salaire minimum (SMIC). C’est possible, sans pour autant tomber dans la démagogie des propos de campagne électorale. Dans les secteurs où les marges sont les plus réduites, les augmentations doivent rester modérées. Réduire les écarts salariaux existants ne se décrète pas. Toutefois, deux outils peuvent être utilisés : les conventions collectives du secteur privé et les grilles salariales de la fonction publique. Tout doit être discuté, y compris la valeur des points et les écarts entre les professions. Étant donné la faiblesse des syndicats en France, cette option a peu de chances de réussir. Il faudrait donc une convention nationale sur la hiérarchie des salaires. À long terme, renforcer le pouvoir des salariés dans les entreprises et les établissements publics aurait certainement un impact sur les inégalités au travail dans leur ensemble. Les propriétaires du capital des entreprises, tout comme les décideurs de l’action publique, devraient écouter l’avis de ceux qui travaillent dans ces établissements, comme cela se fait en Allemagne par exemple.
Enfin, le droit du travail doit permettre de réduire l’insécurité liée aux emplois précaires, qui nourrit l’insécurité sociale. Comment concilier flexibilité, qualité de vie au travail et revenu suffisant pour les salariés ? Le balancier est allé trop loin en faveur des entreprises. Les entreprises qui abusent de la précarité doivent payer un prix plus élevé. L’État, les hôpitaux, les collectivités locales et les associations doivent montrer l’exemple. Leurs pratiques de “gestion de la main-d’œuvre” sont souvent pires que celles du secteur privé. Il ne s’agit pas seulement du “grand capital” qui est le principal responsable, mais aussi de la recherche d’une flexibilité excessive qui ne tient pas compte de la vie au travail.
Agir en amont
Agir en amont signifie également faciliter l’accès de tous aux services publics qui améliorent les conditions de vie. Cela aurait un impact majeur sur les inégalités. La France fait partie des pays offrant les services collectifs les plus développés, mais il est possible de faire mieux. Transformer l’action de la police pour qu’elle soit présente dans les quartiers les plus tendus réduit les inégalités en matière de sécurité. Mieux répartir l’offre de santé, souvent concentrée là où vivent les plus riches, favorise l’accès égal aux soins pour tous. Agir contre le mal-logement change la vie des plus modestes. Construire des logements pour les plus démunis dans les quartiers aisés, plutôt que dans les quartiers les plus défavorisés, réduit la ségrégation. Investir massivement dans les transports en commun facilite la mobilité des personnes les moins favorisées.
Redistribution
Agir en amont n’empêche pas de corriger les écarts par la suite. La France doit engager rapidement un débat sur le revenu minimum. Il ne s’agit pas du revenu universel versé à tout le monde sans distinction, mais bien d’un revenu minimum unique équivalent au seuil de pauvreté de 900 euros par mois. La situation des jeunes, privés de minimum social ou pénalisés dans leurs études par des bourses indignes, est particulièrement préoccupante. De plus, comment peut-on considérer comme juste que le revenu minimum pour un adulte valide âgé de 25 à 65 ans soit de seulement 500 euros par mois (RSA), contre 900 euros pour une personne handicapée ou âgée (après 65 ans) ? Il est nécessaire d’unifier ces dispositifs.
Nous devons également réformer notre système fiscal. Il est inacceptable de lutter pour l’égalité des chances tout en laissant les fortunes s’accumuler sans mérite. Les discours libéraux sur le sujet sont en totale contradiction avec la pratique consistant à exonérer les transmissions de fortune entre générations, comme cela a encore été le cas en 2020. Notre système de fiscalité sur les successions doit être repensé en fixant un montant par héritier non imposable, ainsi qu’une révision complète des taux d’imposition, notamment en dehors des transmissions entre ascendants et descendants. La fiscalité du patrimoine ne peut se limiter à l’immobilier, mais doit concerner l’ensemble du patrimoine. C’est le seul moyen de réduire les inégalités économiques des chances et de récompenser le véritable mérite, qui résulte d’un effort personnel et non d’un profit tiré de celui de ses parents.
Nous en avons les moyens
L’argent public est rare et ne doit pas être gaspillé. Chaque euro dépensé par la collectivité doit être pesé. Mais la France est l’un des pays les plus riches du monde. La crise sanitaire a montré que nous pouvions déployer des moyens considérables lorsque l’enjeu en vaut la peine : plus de 200 milliards d’euros ont été dépensés pour amortir le choc. Depuis des années, nous consacrons des dizaines de milliards d’euros par an à réduire les cotisations sociales des entreprises, avec des effets très limités sur l’emploi. Les baisses d’impôts sont démagogiques, elles ne font qu’appauvrir l’État et augmenter la dette. Rien qu’en supprimant la taxe d’habitation, nous perdons environ 20 milliards d’euros par an, dont 45 % vont aux 20 % les plus riches selon le ministère de l’Économie. Ce manque à gagner équivaut à deux fois les dépenses de la police nationale.
Tant de gaspillages fiscaux montrent bien que la question des moyens est un prétexte pour éviter d’agir. Les profondes résistances au changement viennent d’ailleurs. Une partie des fonctionnaires, souvent désabusés par les pseudo-réformes et méprisés par une partie de la classe politique, refusent de répondre à l’intérêt général. Par exemple, ils refusent d’aller travailler dans les quartiers populaires, que ce soit les forces de l’ordre ou les enseignants. Plus généralement, la résistance vient surtout de ceux qui profitent des inégalités et refusent toute solidarité, que ce soit à l’école, dans l’emploi ou devant l’impôt. Il est nécessaire de réconcilier la France en identifiant où se trouve véritablement l’intérêt général, en réunissant tous les acteurs autour de la table (employeurs, syndicats, associations, représentants des usagers, agents publics, etc.), en négociant une politique à long terme et en faisant des compromis lorsque cela est nécessaire. Les intérêts divergents ne doivent pas nous écarter de nos valeurs communes, qui nous rassemblent pour faire progresser notre société.
Qui aura le courage d’agir ? La droite piétine les valeurs de la République en s’acharnant sur les plus faibles, notamment les étrangers et les personnes “assistées”. Une grande partie de ses dirigeants défend sans vergogne les intérêts des privilégiés en réclamant “encore plus” [3]. Une partie de la gauche se focalise sur une poignée de super-riches pour mieux occulter les privilèges d’un grand nombre de ses propres électeurs. Elle prône un changement de système économique (“la fin du capitalisme”) qui n’intéresse guère les classes populaires et moyennes. Le débat en reste là car, au fond, cela ne bouscule pas trop l’ordre établi. Les deux camps semblent finalement s’en accommoder. Pourtant, les inégalités ne pourront pas attendre éternellement. L’humiliation sociale des classes populaires et moyennes, que ce soit à l’école ou au travail, ne sera pas supportable indéfiniment. Nous prenons de plus en plus le risque de voir une vague de rejet massif emporter la démocratie.
Chassons la domination de nos esprits. Les puissants n’attendent qu’une chose : que nous les laissions seuls dévorer le gâteau. Notre première tâche consiste à combattre les mécanismes qui nous amènent à intérioriser l’ordre social établi et à nous résigner avant même de jouer. Pour faire accepter les inégalités, rien de tel que de faire croire que ceux qui en sont les victimes sont destinés à occuper une place inférieure dans la société. En intériorisant ces inégalités, les victimes contribuent inconsciemment à ce processus. Ce n’est pas nouveau, cela fait écho au “Discours de la servitude volontaire” d’Étienne de La Boétie, écrit en… 1574. Bien entendu, lutter est plus facile à dire qu’à faire : de nombreux obstacles se dressent devant nous, autant de bonnes raisons de baisser les bras. Il ne suffit pas de se prendre seul par la main pour avancer. Les discours sur la réussite individuelle ne sont souvent que de belles paroles simplistes. Cela ne doit pas nous empêcher d’agir.
Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités. Auteur notamment de “Encore plus ! Enquête sur ces privilégiés qui n’en n’ont jamais assez”, Plon, mars 2021.
Texte adapté de “Réduire les inégalités, c’est possible ! 30 experts présentent leurs solutions”, sous la direction d’Anne Brunner et Louis Maurin, Observatoire des inégalités, novembre 2021.