Lorsque les enfants qui naissent aujourd’hui atteindront la cinquantaine, Jeanne Calment ne figurera même plus parmi les 100 personnes les plus âgées de tous les temps. Et au tournant du siècle prochain, on dira d’une personne morte à 122 ans qu’elle a eu une vie bien remplie, mais pas particulièrement longue, au point même qu’on ne parlera plus de longévité ; ce sera simplement ‘la vie’, et on regardera avec commisération la période de notre histoire où les choses en étaient autrement. Le professeur de génétique à la Harvard Medical School David A. Sinclair en est convaincu : l’humanité est arrivée à un tournant de son histoire en tant qu’espèce.
Jusqu’ici, sur les plus de 100 milliards d’Homo sapiens qui ont à une époque ou à une autre foulé cette Terre, on n’en connaît qu’un seul – ladite Jeanne Calment, donc – qui ait franchi la barre des 120 ans. L’exception qui confirme la règle. Car la règle, cela reste de mourir avant 100 ans, sort de 99,98 % d’entre nous. Même dans des conditions de vie aussi favorables que celles offertes par les pays développés, et en bénéficiant de toutes les avancées de la médecine moderne, nos chances de devenir centenaires ne sont que de trois sur cent ; quant à celles d’atteindre 115 ans, elles ne dépassent pas une sur cent millions, cinq fois moins que de décrocher le jackpot au loto.
Dit autrement, si la moyenne a spectaculairement augmenté (l’espérance de vie a gagné vingt ans entre 1960 et aujourd’hui), la limite, elle, n’a pas bougé d’un pouce. Du moins… pour le moment, nous glisse à l’oreille le chercheur de Harvard, qui ne doute pas que ce plafond (pas même de verre !) aura, d’ici quelques décennies, disparu d’au-dessus de nos têtes.
Le vieillissement, une maladie
Car, comme il l’explique avec force arguments dans son passionnant ouvrage “Pourquoi nous vieillissons” (Quanto, janvier 2022), vieillir n’est pas une fatalité. Ni le vieillissement, ce processus naturel, inéluctable et irréversible – avec la mort au bout – que nous nous sommes trop longtemps résignés à voir en lui. C’est, nous dit-il, et la plupart des spécialistes du vieillissement avec lui, une maladie. Ou plutôt “la” maladie, celle à l’origine d’un grand nombre d’autres – toute cette ribambelle de maux et de calamités qui rendent l’automne et l’hiver de nos vies tellement moins riants et insouciants que leurs printemps et été.
Or, assure encore David Sinclair, cette maladie princeps, nous en avons aujourd’hui percé la nature profonde et compris les principaux mécanismes. Et, ajoute-t-il, le temps n’est plus si éloigné où nous serons capables de la contrer… pour peu que nous nous en donnions les moyens et que nous investissions dans ce domaine d’étude les mêmes sommes que contre les maladies cardiovasculaires ou le cancer.
Depuis les années 1960, la médecine occidentale a énormément progressé dans sa lutte contre ces deux derniers fléaux. Mais, quand bien même elle serait en mesure de guérir tous les cas de maladies cardiovasculaires, notre durée de vie moyenne n’en serait que peu augmentée : de 1,5 an seulement. Idem pour tous les cas de cancer : leur guérison systématique ne nous ferait gagner que 2,1 années de vie supplémentaires. Pourquoi des accroissements si marginaux ? Tout simplement parce que le risque de développer une maladie mortelle – quelle qu’elle soit : cardiopathie, cancer ou autre – est multiplié par 1.000 entre 20 et 70 ans ; régler un problème de santé laisse le champ libre à tous les autres, et ne recule pas de beaucoup l’heure d’aller prendre sa place au cimetière.
La vogue des antioxydants
C’est pourquoi la seule maladie dont la guérison ferait sauter le plafond des 100 ans et basculer le genre humain dans une nouvelle ère est celle-là même qui fait que notre risque d’avoir un infarctus, une tumeur ou toute autre pathologie grave augmente exponentiellement avec l’âge, à savoir le vieillissement de notre organisme. Mais que se passe-t-il, au juste, dans un organisme, lorsqu’il vieillit ? D’où viennent nos cheveux gris, nos rides, nos articulations douloureuses ? Comment expliquer tout à la fois notre vue qui baisse, notre souffle qui se fait court au moindre effort, notre équilibre qui devient de plus en plus précaire, nos trous de mémoire qui se multiplient ? Y a-t-il une cause unique – et, si oui, laquelle – à nos DMLA, nos cancers du sein ou de la prostate, nos ostéoporoses et nos Alzheimer ?
Oui, il y en a une et une seule, affirme le chercheur de Harvard. Il n’est pas le premier à oser cette hypothèse révolutionnaire. Dans les années 1950, le chimiste américain Denham Harman a avancé l’idée que cette cause unique n’était rien d’autre que la multiplication, dans notre organisme, des radicaux libres, ces molécules dotées d’un ou plusieurs électrons non appariés sur leur couche externe et qui oxydent (c’est-à-dire endommagent) l’ADN.
Cette théorie “radicalaire” du vieillissement a, depuis, été battue en brèche : oui, les électrons non appariés qui prolifèrent dans notre corps à mesure qu’il vieillit provoquent bien des mutations de l’ADN ; mais non, ces mutations ne sont pas la cause du vieillissement. Du moins pas sa cause première. Le marché des antioxydants pesant plusieurs milliards de dollars, le marketing des fabricants de gélules et de boissons explique cependant que cette théorie, quoique dépassée, continue d’avoir la faveur du public.
Neuf signes distinctifs
Les chercheurs spécialisés dans l’étude du vieillissement sont aujourd’hui plus ou moins unanimes à considérer que celui-ci se caractérise par un ensemble de phénomènes qui sont autant de signes distinctifs. Ils en listent précisément neuf, dont l’attrition (ou raccourcissement) des télomères et l’accumulation des cellules sénescentes. Les télomères sont les petits embouts des chromosomes ; à chaque fois qu’une cellule se divise en deux, ces extrémités raccourcissent mais, passé une certaine limite (appelée “limite de Hayflick”), le télomère devenu trop court fait que la pelote d’ADN se défait et la cellule entre en sénescence.
“Quand bien même la médecine serait en mesure de guérir tous les cas de maladies cardiovasculaires, notre durée de vie moyenne n’en serait que peu augmentée : de 1,5 an seulement.”
Les cellules sénescentes sont des sortes de “cellules zombies” : au lieu de mourir comme elles le devraient, elles se survivent à elles-mêmes et libèrent des signaux de panique sous forme de cytokines, ce qui provoque l’inflammation des cellules saines environnantes. Parmi les autres signes distinctifs du vieillissement, citons encore l’épuisement des cellules souches ou la dégradation de la protéostase, ce processus cellulaire permettant la maintenance des protéines saines et l’élimination des protéines aberrantes.
Chacun de ces neuf signes est aujourd’hui étudié séparément par la communauté scientifique. Mais David Sinclair fait l’hypothèse qu’en amont de ces neuf phénomènes s’en produit un autre, plus fondamental et dont tous les neuf découlent. Son nom : le dérèglement ou “bruit” épigénétique.
Le terme “épigénétique” a été inventé par le biologiste écossais Conrad H. Waddington à Cambridge en 1942. Il désigne l’ensemble des mécanismes biochimiques qui modifient l’expression des gènes tout en laissant inchangés les gènes eux-mêmes, c’est-à-dire la séquence nucléotidique. Pour prendre une image, si le génome était un livre, l’épigénome serait le lecteur qui choisirait de lire tel passage et de sauter tel autre.
Ou, autre métaphore, si le génome était un piano à queue (un piano de bonne taille, puisque ne présentant pas moins de 20.000 touches, nombre estimé de gènes chez l’homme), l’épigénome serait le pianiste. Qui non seulement choisirait de frapper à tel instant telle touche plutôt que telle autre, mais également comment la frapper : pianissimo, forte, tenuto… Comme l’écrit joliment l’auteur de “Pourquoi nous vieillissons”, “l’épigénome utilise notre génome pour créer la musique de nos vies”.
Des souris artificiellement vieillies
Cette lecture-interprétation du génome est tout aussi essentielle que le génome lui-même : toutes les cellules de notre corps – nerveuses, cutanées, rénales, hépatiques… – partageant le même génome, c’est le seul épigénome qui, par le truchement de régulateurs, confère aux cellules leur identité propre et qui maintient cette identité au fil de leurs divisions successives. Que ce soit in utero ou dans les premières années, voire les premières décennies de vie, le système est parfaitement bien réglé. Le pianiste joue sa partition, sans (trop de) fausses notes. Mais, arrivé au troisième ou au quatrième mouvement du concerto, la fatigue se fait ressentir : les doigts naguère virtuoses multiplient les couacs ; le bruit épigénétique finit par couvrir la mélodie. On vieillit.
L’impact de cette surcharge du système épigénétique sur l’âge biologique n’est pas qu’une vue de l’esprit. Dans des expériences réalisées sur des souris, le chercheur de Harvard et son équipe ont montré qu’il était possible de jouer sur ce seul levier des régulateurs épigénétiques – en l’occurrence, des enzymes appelées sirtuines – pour accélérer de 50 % le vieillissement de ces petits rongeurs. Ou, au contraire, pour leur redonner au seuil de leur vieillesse (20 mois pour elles, l’équivalent de 65 ans pour nous) la forme physique qu’elles avaient dans la force de l’âge. Ils ont réussi à “transmettre” le vieillissement à des souris jeunes. Et à le “réverser” chez des souris âgées.
Parce que l’information épigénétique (à ne pas confondre avec l’information génétique, encodée dans l’ADN sous forme de A, C, G, T) en constitue la base, David Sinclair a appelé sa théorie “théorie de l’information du vieillissement”. Il affirme haut et fort que ce bruit épigénétique est à la racine de chacun des neuf signes distinctifs, de l’épuisement des cellules souches à la sénescence cellulaire en passant par l’attrition des télomères. Tous les spécialistes ne partagent pas cet avis. Pour démêler le vrai du faux, il nous faudra vieillir encore un peu…