Qui va défendre les principes de justice si ce n’est Amnesty International ?

Qui va défendre l’État de droit si ce n’est Amnesty International ?

Amnesty International

Image: Georg Hochmuth/EFE/EPA

Le pouvoir est un aspect inhérent aux relations humaines. Le mouvement des droits humains ne peut donc pas se positionner directement contre le pouvoir en tant que tel, même s’il est préoccupé par les risques que celui-ci représente. Notre objectif a toujours été de mettre un terme aux abus de pouvoir et de promouvoir son utilisation positive afin de protéger la dignité et l’égalité de tous, et certains diraient, de favoriser l’épanouissement humain. Cela implique nécessairement de s’opposer au pouvoir et parfois de le perturber, mais nous devons faire attention à ne pas considérer cela comme une fin en soi.

Cependant, lors des discussions sur l’avenir d’Amnesty International, il a été question de “se battre pour perturber les centres de pouvoir existants” et de “s’attaquer aux formes invisibles de pouvoir”, sans mentionner des objectifs plus ambitieux. Adopter une approche plus radicale, notamment à une époque où la colère contre les gouvernements et les systèmes injustes est palpable, peut sembler séduisant. C’est certainement une stratégie pour revitaliser notre base militante.

Mais dans quel but ?

Comme le reflète le discours de contre-pouvoir que nous venons d’évoquer, Amnesty International semble sur le point de se redéfinir en tant que projet axé sur la “justice” au sens fort promu par la gauche politique. Cela se manifeste par une présence de plus en plus marquée d’Amnesty International dans la lutte pour la justice économique et sociale (comme le mouvement anti-austérité) et pour la justice climatique (comme Extinction Rebellion), ainsi que par l’idée que la prochaine stratégie d’Amnesty International devrait s’attaquer aux “causes structurelles de l’injustice dans le monde” et “remettre en question les règles qui favorisent le statu quo”.

Amnesty International a de bonnes raisons de s’engager dans cette voie. Les conséquences désastreuses de l’augmentation des inégalités économiques dans le monde et du changement climatique sur les droits humains deviennent chaque jour plus évidentes, en particulier dans les pays du Sud. Il est difficile d’imaginer comment cette situation pourrait s’inverser sans des changements économiques, politiques et structurels drastiques. Ces questions sont cruciales à notre époque, et les placer au cœur de notre agenda est un choix judicieux pour accroître l’importance et l’inclusivité d’Amnesty International.

Cependant, il y a également des inconvénients à prendre en compte.

Les mouvements contemporains pour la justice climatique, sociale et économique sont menés par d’autres organisations compétentes qui, pour définir les problèmes à résoudre, incluent souvent des courants politiques prônant la lutte contre le capitalisme néolibéral et le libre-échange. Amnesty International flirtent actuellement avec ces sensibilités politiques au détriment de son approche traditionnelle et positiviste axée sur le respect des droits humains.

Un tel changement permettrait à Amnesty International de trouver une meilleure résonance auprès de ces sensibilités politiques, mais cela soulève des questions quant à sa valeur ajoutée au-delà de ses ressources humaines et de sa notoriété. Ce serait certainement utile, mais Amnesty pourrait être perçue comme cherchant à tirer profit d’une dynamique initiée par d’autres.

De plus, à un moment où Amnesty International aspire à être plus inclusif, s’engager dans une voie plus radicale et ouvertement politisée risque d’aliéner sa base plus conservatrice et libérale. Cette base est présente depuis la fondation d’Amnesty par Peter Benenson dans le but de lutter contre les violations des droits de l’homme des deux côtés du “rideau de fer et de bambou”. Le prix à payer pour Amnesty peut sembler relativement faible compte tenu de l’essor du courant réactionnaire dans le paysage politique actuel. Cependant, préserver des liens avec l’ensemble de l’échiquier politique est essentiel pour le mouvement des droits humains. Par exemple, pour interdire la torture, nous avons besoin du soutien des conservateurs libéraux qui ont contribué à sa pratique, mais qui sont également de fervents défenseurs de l’interdiction de la torture au sein de l’armée, des services de renseignement et de la police.

Mais le plus grand danger est que, en accordant une priorité à la participation à des mouvements progressistes plus vastes, Amnesty International se détourne des combats pour les droits humains, dans lesquels son rôle est censé être celui d’un leader, et non d’un suiveur ou d’une organisation qui participe au nom de la solidarité. Le monde est confronté à un “tournant” autoritaire qui s’intensifie dans le contexte de la réponse à la pandémie de coronavirus. Les politiques de haine progressent, les libertés reculent, et le concept des droits de l’homme fait l’objet d’une attaque idéologique soutenue. La déception populaire à l’égard des droits humains est liée à un malaise croissant vis-à-vis de l’État de droit. Au Royaume-Uni, berceau d’Amnesty International, plus de la moitié de la population estime aujourd’hui que le pays a besoin d’un leader fort “prêt à enfreindre les règles”. Les contre-pouvoirs se sont affaiblis dans plus de 60 pays au cours de l’année écoulée, une tendance particulièrement marquée en Europe centrale et orientale.

Il est donc essentiel de mobiliser largement pour défendre l’État de droit et sa capacité à renforcer tous les droits humains, y compris les droits économiques, sociaux et culturels. Amnesty International est mieux placé que tout autre groupe de la société civile pour mener cette lutte à l’échelle mondiale, en utilisant toute son influence et son poids pour renforcer les acteurs locaux en première ligne. Mais cela signifie convaincre le public que l’État de droit mérite d’être défendu. Amnesty doit transcender les positions polarisées, en évitant d’un côté l’extrême droite qui considère que l’État de droit entrave la mise en place d’un gouvernement plus autoritaire, et de l’autre la gauche radicale pour qui l’État de droit est un instrument d’oppression aux mains des élites dirigeantes. Cette critique de l’État de droit en tant qu’outil d’oppression est parfois formulée au sein même d’Amnesty International. Elle risque de prendre encore plus d’ampleur avec la définition d’un nouveau cadre politique qui affaiblirait, dans ce contexte critique, la protection de l’État de droit, alors que cette ambition devrait être une priorité pour Amnesty.

Il est évident que les injustices structurelles sont à l’origine de la violation généralisée des droits humains, en relation avec des maux tels que la résurgence de l’autoritarisme, les inégalités flagrantes de revenus, la pandémie de coronavirus et le changement climatique. Cependant, Amnesty International ne devrait pas nécessairement réorienter ses campagnes pour chercher à obtenir des changements structurels si cela implique de s’engager dans des débats idéologiques controversés. Une telle métamorphose pourrait certainement revitaliser Amnesty et lui permettre de s’ancrer dans le camp progressiste de l’échiquier politique. Mais si cela nuit à l’État de droit, ce serait désastreux.

Amnesty International est à la croisée des chemins, face à des choix cruciaux quant à la manière de réagir face au pouvoir et d’exercer son propre pouvoir. Quelle que soit la voie choisie, les conséquences se feront sentir sur l’ensemble du mouvement des droits humains.